JINNY YU





STORY OF A GLOBAL NOMAD : OCCURENCES DU MOTIF
Édith-Anne Pageot | PDF

Il existe une forme primitive de l’objet technique,
la forme abstraite, dans laquelle chaque unité théorique
et matérielle est traitée comme un absolu,
nécessitant pour fonctionner d’être constitué en système fermé.



Comment situer la pratique artistique de Jinny Yu en regard de l’histoire récente de la peinture moderne? Quelle est la spécificité d’une pratique picturale essentiellement abstraite, aujourd’hui, c’est-à-dire après les grands maîtres modernes, l’expressionnisme abstrait américain, le conceptualisme, le post-conceptualisme et l’hyperréalisme? À la fin des années 1990, soit au moment où Jinny Yu s’engage sur la voie de l’abstraction et de la recherche formelle en peinture, les débats sur la rigueur de la forme, sur l’affirmation de la planéité de l’espace peint, sur l’«autoréférentialité» et sur l’expression de la subjectivité du peintre semblent épuisés depuis au moins vingt ans. Le besoin qu’avaient ressenti nombre de peintres, surtout dans les années 1960, de se positionner par rapport à l’expressionnisme abstrait était, quant à lui, bel et bien dissipé. Au demeurant, dès le début des années soixante-dix, la résolution de problèmes purement formels, l’idée de pureté esthétique ou d’universalisme du langage rattachés à l’abstraction n’occupaient plus une place centrale dans le champ critique d’art. Soumise au regard critique des Rosalind Krauss, Leo Steinberg, Yve-Alain Bois, Lucy Lippard pour ne nommer qu’eux, la peinture moderne abstraite avait en effet subi une véritable cure psychanalytique qui avait abouti à l’évacuation des utopies concernant l’essence du médium, la notion d’originalité et le génie artistique. La peinture abstraite et le culte moderniste qui lui était associé étaient peu à peu tombés dans la disgrâce de la critique d’art progressiste en Europe et aux États-Unis. Plusieurs facteurs peuvent expliquer le désenchantement des milieux progressistes envers la peinture abstraite. Parce qu'ils mettent en péril les conventions du modernisme, les paramètres institutionnels qui sous-tendent l’appréciation esthétique et la notion d’expert, parce qu’ils questionnent la valeur et la nécessité de produire un objet, d’autres pratiques artistiques comme la performance, le land art et l’art conceptuel ont concouru à déclasser la peinture abstraite moderne. Qui plus est, confrontée à la photographie, au cinéma, à la vidéo, aux images numériques et à la prolifération des médias, la peinture elle-même, abstraite ou non, a cessé d’occuper la place centrale qu’elle avait occupée depuis des siècles comme véhicule visuel privilégié d’informations.

Il aura fallu attendre les années 1980, pour qu’émerge un mouvement qui a eu tendance à priser la peinture comme une force majeure dans le milieu de l’art international européen, surtout. En réaction au post-conceptualisme, quelques conservateurs européens ont endossé une nouvelle peinture figurative et des contenus humanistes. On a voulu réaffirmer l’importance de la subjectivité, la prégnance de l’imagination et du désir qu’exploraient des peintres comme Gerog Baselitz, Jörg Immendorf, Anselm Keifer, Markus Lüpertz en Allemagne ou Sandro Chia et Francesco Celemente en Italie. Les expositions intitulées respectivement A New Spirit in Painting présentée à la London Royal Academy en 1981 et Zeitgeist présentée à Berlin en 1982 témoignent d’un enthousiasme avéré pour une peinture figurative néo-expressionniste. La Documenta 7 tenue à Kassel en 1982 fut également dominée par cette nouvelle tendance figurative en peinture issue principalement d’Italie et d’Allemagne. En dépit de l’enthousiasme suscité, ces événements n’ont jamais réussi à provoquer un ralliement durable à la cause de la peinture au sein de la critique d’art progressiste internationale. Plusieurs critiques et historiens de l’art, pensons à Benjamin Buchloh ou à Hal Foster, ont vite fait de dénoncer l’essentialisme du néo-expressionnisme, de mettre à jour les ancrages social et culturel de valeurs expressives présumées authentiques et universelles. Il leur apparaissait que le néo-expressionnisme devait être soumis à un examen qui replacerait cette tendance dans son contexte historique, notamment dans une analyse qui tiendrait compte du rapport à la spécificité culturelle allemande de laquelle il était issu. La peinture semblait à nouveau plongée dans une impasse, confinée à une répétition de conventions vides. Plutôt que de raviver des stratégies rhétoriques passées d’autres peintres, pensons à Malcolm Morley, Eric Fischl ou Gerhard Richter, ont développé au cours des années 1980 et 1990, une peinture qui entretient un rapport critique avec les médias, notamment la photographie. Aussi, le photoréalisme et l’hyperréalisme tendent-ils à ménager à la peinture un nouvel espace critique, capable de réfléchir et de dévoiler les opérations de médiatisation qu’imposent à la réalité tant la photographie que la peinture.

C’est dans ce contexte, que Jinny Yu entreprend en 1997 un ensemble de tableaux semi-abstraits avec la série sous-titrée Landscape (fig.1). Maintenant que les positions essentialistes concernant la spécificité du médium sont révolues, quels sont les enjeux qui sous-tendent le parti-pris de Yu pour l’abstraction et pour des problèmes d’ordre formel et structural? Un examen sommaire du travail de Jinny Yu depuis 1997 montre qu'elle poursuit une réflexion sur la notion de distance, sur le pouvoir évocateur de l’abstraction, sur les possibilités formelles qu’offrent les matériaux, les techniques et les différents supports, ainsi que sur les effets d’intégration d’éléments vaguement figuratifs dans des espaces non-circonscrits. Les problèmes d’espace, d’espace en tant qu’objet (en tant que référent) demeurent au cœur de sa pratique.

Les Untitled de 1997 évoquent, comme le sous-titre Landscape l’indique, la tradition classique du paysage (fig. 2). En réservant les tons clairs et froids à la partie supérieure du tableau et les tons foncés et chauds au registre inférieur, donc en respectant une division bipartite et horizontale de l’espace, cette série reprend à son compte un des grands principes de construction du paysage idéal classique tel que systématisé par Claude Lorrain au XVIIe siècle. Toutefois, contrairement à la tradition classique, aucun élément architectural ne vient contenir l’espace. À la perte de repères spatiaux correspond une impression de distance incommensurable. À elles seules la couleur et la méthode d’application du pigment procurent une impression de profondeur spatiale, sans recours à la géométrie euclidienne, au sfumato ou au chiaroscuro. À cet égard, la série Landscape rappelle davantage la qualité atmosphérique des champs-colorés (color field painting) des Américains Mark Rothko, Barnett Newman et Clyfford Still.

D’ailleurs tous les tableaux de Jinny Yu réalisés entre 1997 et 1998 produisent l’illusion d’un espace affranchi de la contrainte du dessin, constitué de couches ondoyantes d’une profondeur libre, infinie et indéfinie. Les fondus, les effets translucides, vaporeux et impalpables sont obtenus par l’utilisation de l’encaustique, un mélange de cire d’abeille et d’huile. En l’absence de site reconnaissable, de forme distincte ou d’horizon, ces paysages abstraits fonctionnent comme des images résiduelles. Il s’agit davantage de rendre présente l’idée - ou la structure - du paysage voire de l’atmosphère, plutôt que de représenter un paysage. La série Algorithm 1998 (fig. 3, 4) s’inscrit dans le même créneau, toutefois la lettre « L» se substitut à la division horizontale des registres. Conséquemment, la référence au paysage s’estompe au profit d’une systématisation du procédé.

Contrairement aux séries précédentes, les Sans titre de 1999 dont la pâte est triturée présentent une surface égratignée, dense, opaque et abrasive (fig. 5). L’espace, rabattu dans le plan du support, n’est plus que mur, écran imperméable, étendue sans profondeur, surface sans espace. Comme le note Léonard de Vinci, n’est-ce pas là le propre de la surface d’être sans espace : «Si l’atmosphère et le corps se touchent, il ne restera aucun espace entre eux, et nous en conclurons que la surface a une existence, mais point d’espace.» Et justement plusieurs tableaux de cette série (les nos 017, 019, 020, 021 et 022) juxtaposent atmosphère et corps. Dans ce cas, le tableau est divisé en bandes verticales et chaque bande est constituée soit d’un espace vaporeux ou d’une surface éraflée. La succession des bandes de dimensions inégales crée un effet repoussoir de telle sorte que l’une ou l’autre des deux composantes se trouve refoulée vers la marge (fig. 6). La marge devient alors un interstice saturé, comprimé et non un intervalle d’espace.

Enfin, entre 1998 et 2003 (fig. 6 et 7), la grille et le module - paradigmes de l’art moderne exacerbés par Agnès Martin - apparaissent dans le travail de Yu comme des motifs privilégiés pour explorer un espace atemporel, un ordre non-spatial. La grille, par définition, est parfaitement linéaire, sans ombre, sans profondeur, sans point de fuite. Elle dissout toute distance, tout espace tactile. C’est en ce sens que les théories formalistes ont définit la grille comme une figure paradigmatique de la vision, dont la logique structurale serait du registre d’une pure «opticalité», désincarnée. Paradoxalement, les Modules de Yu ne sont pas ces espaces profondément abstraits comme le suppose la grille. Il s’agit plutôt d’un travail profondément ancré dans une réalité, dans un vécu. La série Modules fut directement inspirée par l’architecture résidentielle fonctionnelle et uniforme prévalant au centre-ville de Toronto, où Jinny Yu vivait à l’époque. Les modules sont des vues, tantôt rapprochées, tantôt éloignées aériennes ou en contre-plongée, d’édifices à appartements dont l’architecture est dérivée du style international théorisé au XXe siècle par l’historien Henry-Russell Hitchcock et par l’architecte Philip Johnson. Rappelons brièvement que le style international repose sur trois principes fondamentaux : une architecture conçue comme espace volumétrique, un rejet de la décoration arbitraire et un dessin ordonné par la régularité. L’homogénéisation et l’ordonnance systémique sont mises à profit dans la composition de la série Modules. Les unités d’habitation organisées en système envahissent généralement toute la surface du tableau jusqu’à constituer une grille. Cependant, à y regarder de plus près, au-delà d’une organisation qui semble parfaite, les modules présentent des perspectives incohérentes, tronquées (fig. 8) et des inégalités (fig. 9), autant d’imperfections qui perturbent, voire contaminent, la régularité convoitée. La série Modules révèle la dichotomie qui existe entre une composition parfaite et un espace vital pathétique, voire claustrophobe, confiné à la standardisation. Les modules feraient échec au souhait d’un Le Corbusier qui, détestant l’espace bruyant et pollué qu’était devenu l’espace urbain au XXe siècle, proposait la grille uniforme comme solution de rechange au chaos.

Au début des années 2000, Yu séjourne en milieu rural à Sackville, au Nouveau- Brunswick. La télévision devient pour elle un moyen de garder un contact vivant avec la réalité urbaine qu’elle avait connue précédemment. Elle produit alors la série Untitled, Interlace 2003-2004 (fig. 10) où nature et culture se superposent dans une double perspective. La série Interlace est un espace où s’entremêlent un arrière-plan qui recule à l’infini et une surface raturée qui fait écran. On reconnaît un motif végétal évoquant les herbages naturels des Maritimes, mais il est métissé, médiatisé, à des bandes horizontales qui, quant à elles, évoquent les ondes hertziennes de la télévision. Les œuvres de cette série ont été peintes sur papier et, en galerie, elles furent directement fixées au mur sans être marouflées préalablement sur un support plus épais. Ce faisant, le caractère bidimensionnel de la peinture et sa capacité à véhiculer un espace critique sont convoités.

En 2004, ce type d’espace, qui demeure finalement profondément dichotomique, cède le pas aux espaces intellectuels et abstraits de la série Me(n)tal perspectives (fig. 11). Les œuvres de la série Me(n)tal perspectives 2004-2005 sont réalisées sur des feuilles d’aluminium sur lesquelles sont tracés, au graphite et à l’huile, des segments de droites vectorielles enchevêtrés. L’usage de la feuille d’aluminium - remplaçant le papier ou la toile, matières molles et mates que Yu avait privilégiées avant 2004 - marque un virage radical dans le choix des matériaux. Et cette alternative est significative à plusieurs égards. L’aluminium est un corps simple doué d’un éclat, à la manière d’un miroir. Il agit donc à la fois comme fond et comme surface. En tant que support, il fonctionne comme un arrière-plan sur lequel se dessine un système de vecteurs dont l’orientation tend à créer un espace perspectif. Par contre, le pouvoir réfléchissant de l’aluminium comprime l’espace tridimensionnel au niveau de la surface, un peu comme le ferait un raccourci hardi. Ce faisant, l’emploi de l’aluminium brouille ni plus ni moins les règles qui permettraient de départager un corps de sa limite extérieure. L’arrière-plan perd sa fonction de support.

Mentionnons en outre que l’aluminium est, par définition, un bon conducteur de chaleur et de lumière. À ce titre, dans la série Me(n)tal perspectives le support d’aluminium fonctionne comme une mise en abyme de la représentation. Car au fond il s’agit bien de « perspectives métalliques», figurées au moyen de droites vectorielles. Or le mot vecteur vient du mot latin vector, de vehere qui signifie « conduire ». Qu’on ne s’y trompe cependant, l’équation vectorielle ne fonctionne pas. Ces modules mentaux échouent à conduire le regardeur dans une direction balisée et définie. Certes, plusieurs éléments vectoriels semblent être orientés de façon à suggérer un espace perspectif, donc creusant. Mais à bien considérer l’ensemble, on s’aperçoit rapidement qu’en réalité les segments sont multidirectionnels, faisant basculer l’ordre vers le désordre et brouillant les limites entre un possible espace profond et la surface. Qui plus est, l’aluminium introduit un « effet moiré », une constante oscillation entre la surface et le fond dépendamment de la distance et de la position du regardeur. Dans sa description des bronzes romains Alois Riegl décrit minutieusement ce phénomène optique. Ses observations amènent Riegl à conclure que ce phénomène d’oscillation conduit à une fracturation du sujet-regardeur qui se trouve privé d’un point de vue unique et sécurisant. C’est également le cas de Me(n)tal perspectives où le regardeur est en quelque sorte projeté dans un espace hétérogène. Conçue dans le cadre d’une résidence d’artiste au Stiftung Starke à Berlin, la série s’inspire d’ailleurs des aspects post-modernes de l’architecture urbaine allemande, en particulier l'asymétrie et le rejet de la simplicité au profit d’un vocabulaire pluraliste, complexe et éclectique. La structure des Me(n)tal perspectives repose sur une logique semblable, asymétrique, plurielle et éclatée. Aux effets déstabilisants du dispositif correspond un sujet-regardeur clivé.

En substance, ce parcours de 1997 à 2004 (depuis la série Landscape en passant par les séries Algorithm, Modules, Interlace et Me(n)tal Perspectives) explore les possibilités formelles et expressives d’un motif, l’«espace» soumis à des distances variables et à des modalités d’être soit l’atmosphère, la surface, la marge, l’interstice, la grille, le module, l’algorithme et le vecteur. L’espace se constituant en système est le sujet de la peinture. Il convient toutefois de bien préciser qu’à ce travail sur la forme se jouxtent des préoccupations d’un autre ordre. Le recours aux doubles perspectives et aux entrelacs dissimule à peine d’autres conceptions de l’espace aux dimensions culturelles et psychologiques, en tant qu’index du désir, que la série récente Story of a Global Nomad (2007-) tend à révéler un peu plus explicitement.

Story of a Global Nomad

Non seulement, les œuvres récentes tirées de la série Story of a Global Nomad (fig.1) s’inscrivent en continuation avec les recherches formelles qui caractérisent la pratique de Jinny Yu depuis la fin des années 1990, tout comme Me(n)tal Perspectives, ce sont des œuvres à l’huile et au graphite sur support d’aluminium. Mais encore, la série Story of a Global Nomad présente des éléments figuratifs juxtaposés à un motif géométrique qui se répète sur toute la surface de l’œuvre. Sur ce point, la série Story of a Global Nomad rappelle l’utilisation spécifique que fait l’art musulman de motifs géométriques récurrents. Qu’on pense par exemple à la décoration architecturale civile du haut Moyen Âge en Syrie, en Palestine ou en Jordanie qui se caractérise par des motifs végétaux et géométriques couvrant en totalité la surface décorée faisant disparaître le contraste entre le motif et le fond, et donc faisant coexister des sujets différents qui se définissent en termes abstraits. Story of Global Nomad reprend à son compte ce procédé décoratif.

Les éléments figuratifs évoquent plus ou moins explicitement des sites naturels et des motifs architecturaux qui incarnent des valeurs culturelles, voire nationales, fortes. Par exemple, Untitled 136, (Crazy Hokusai) (fig. 13) reprend de façon abstraite les arabesques calligraphiques du Japonais Katsushika Hokusai qui a réalisé de façon obsessive quarante-six estampes constituant les Trente-six vues du Mont Fuji (1828). Les éléments géométriques colorés des Untitled 137 et 138 sous-titrés respectivement de Vonk 1 et de Vonk II sont inspirés des motifs ornementaux du plancher de la villa de Vonk réalisé par Théo van Doesburg. Rappelons que Van Doesburg fut en 1917 un des membres fondateurs du groupe hollandais de Stijl et de la revue du même nom aux côtés de Gerrit Rietveld et de Piet Mondrian, entre autres. Le groupe de Stijl nourrissait la conviction qu’il existe deux types de beauté, une beauté sensuelle et subjective donc à proscrire et une beauté rationnelle, objective, universelle et abstraite. Quant aux éléments figuratifs de Untitled 139 (Green Mountains) (fig. 14), ils renvoient aux terrains montagneux du parc national américain Green Mountains National Forest. Dans la foulée des projets gouvernementaux entrepris au XXe siècle pour pallier aux effets ravageurs de l’industrialisation, le gouvernement américain acquiert des centaines de milliers d’acres de forêt. Green Mountains National Forest fait partie de ces initiatives visant à protéger les ressources forestières de la nation au moyen du contrôle de l’industrie du bois. Établie en 1932, la Green Mountains National Forest témoigne de la vigueur des politiques nationales en matière d’économie et d’environnement. Enfin, le motif rose du Untitled 140 (Han Birds) est inspiré de l’estuaire de la rivière Han-gang située dans une zone démilitarisée du sud de la Corée, pays d’origine de Jinny Yu. En coréen le mot Han signifie Corée, Han Guk étant le nom conventionnel de la République de Corée.

Bref, délibérément ou non, la série Story of a Global Nomad renvoie à de puissants référents figuratifs emblématiques dont la valeur signifiante est largement reconnue : le Mont Fuji, de Stijl, canon de l’art moderne hollandais, des sites nationaux protégés, etc. Dotés d’une aura, attachés à une culture, liés à un récit, ce sont des lieux propres qui transcendent une spatialité mesurable, mathématique ou purement physique. Les psychologues de la perception ont montré qu’à l’intérieur d’une culture donnée la notion de distance, la conception de l’espace et les modèles perceptifs qui prévalent découlent de rapports psychosociaux affectifs spécifiques. Il est légitime de penser que certains motifs architecturaux et certains «paysages» – entendus ici au sens d’unités d’espace d’occupation humaine - incarnent ces modalités spécifiques de rapports au monde. Le système modulaire prisé par le style international en est un bon exemple, tout comme le Mont Fuji, véritable icône nationale, qui incarne l’essentiel des valeurs sacrées attribuées au paysage et aux rapports des hommes à la nature dans la culture nippone.

Aux termes de ce qui précède, Story of a Global Nomad introduit assurément une dimension narrative à l’espace. Cependant, dans son état actuel, la série n’apporte pas de réflexion sur la valeur ou la portée de ces éléments figuratifs considérés individuellement. Extirpés de leur contexte d’origine - soit des diverses traditions visuelles dont ils sont issus - souvent déformés jusqu’à être parfois méconnaissables, ces éléments sont remodelés dans l’espace abstrait de la peinture. Interrogée sur le potentiel de l’abstraction à révéler des comportements perceptifs et sociétaux, Yu cite volontiers Kirk Varnedoe: « Abstraction is a remarkable system of productive reductions and destructions that expands our potential for expression and communication.» Faut-il en conclure que l’abstraction serait un moyen privilégié de mettre à jour les dispositifs des modèles perceptifs propres à une culture? Une chose est certaine, les éléments figuratifs et évocateurs intégrés à la série Story of a Global Nomad tendent à affirmer et à mettre à l’épreuve le pouvoir expressif de l’abstraction.

De toutes ces considérations il ressort que le milieu abstrait qu’explore Yu est sans doute plus près de la définition qu’en donne Kant que des théories formalistes orthodoxes évoquées plus haut. Pour Kant, le milieu abstrait est un système de lois réglant la juxtaposition des choses relativement aux figures, grandeurs, distances et permettant la perception. Pour lui, «Toutes les propriétés constitutives de l’intuition d’un corps relèvent de son apparition (Erscheinung).» En d’autres mots, les propriétés d’un corps, sa couleur par exemple, est une qualification relative à notre façon de percevoir et non une propriété de la chose telle qu’elle existe en elle-même. Suivant ce raisonnement, l’espace demeure indéterminé tant que l’acte spontané de l’entendement ne l’a pas «pensé selon l’unité de ses concepts pour en faire un phénomène». Le monde comme construction mentale. Et l’abstraction comme représentation du monde. La plus grande réussite des séries discutées est sans doute d’avoir réinvesti la peinture d’un espace narratif sans revenir à la représentation figurative. De munir implicitement l’espace d’une valeur expressive et d’une dimension critique, tout en balisant rigoureusement cette «autre» spatialité dans l’espace et avec les moyens de la peinture abstraite.



1 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 11.

2 Clement Greenberg, Michael Fried et Jane Harrison Cone.

3 Citons entre autres Christos M. Joachimides, Norman Rosenthal et Nicholas Serota qui étaient commissaires de l’exposition A New Spirit in Painting présentée à la London Royal Academy en 1981.

4 Documenta 7, Kassel, Allemagne, commissaire, Rudi Fuchs.

5 Benjamin Buchloh, «Figures of Authority, Ciphers of Regression : Notes on the Return of Representation in European Painting», October, no 16, 1981, p. 58.

6 Hal Foster, «Between Modernism and the Media» dans Recodings: Art, Spectacle, Cultural Politics, Seattle, W.A: Bay Press, 1985, p. 33-57.

7 Léonard de Vinci, Les carnets de Léonard de Vinci, tome 1, traduction Louise Srevicen, Paris, Gallimard, 1942, C.A. 68 v. a, p. 390.

8 En dépit des intentions parfois diverses, ce vocabulaire formel a transcendé les frontières nationales. Ce style architectural émerge d’abord en Hollande, France et Allemagne. Il subit les influences du cubisme, de l’abstraction géométrique de Stijl, du travail de Frank Loyld Wright, de Walter Gropius et de Mies van der Rohe. Chez les architectes occidentaux, il devient prisé surtout à partir de 1932 suivant l’exposition « The International Style : Architecture since 1922» présentée au Museum of Modern Art à New York en 1932.

9 Présentées à la Struts Gallery, Sackville, Nouveau-Brunswick, 2004.

10 Alois Riegl, «Late Roman or Oriental?» dans Gert Schiff (éd.), Readings in German Art History, New York, continuum, 1988, p. 181-182.

11 Kenneth Robert Olwig, Landscape, Nature and the Body Politic. From Britain Renaissance to America’s New World, Madison, University of Wisconsin Press, 2002

12 Kirk Varnedoe, Pictures of Nothing: Abstract Art Since Pollock, 2006, pp. XV-XVI, cité dans le dossier personnel de recherche de Jinny Yu.

13 E. Kant, Critique de la raison pure, 1781, 2e édition 1787, traduction Tremesaygues et Pacaud, Paris, P.U.F., 1965, p. 68.

14 Ibid, p. 53.